Lucy serait morte tombée d'un arbre : “Avec ce buzz préhistorique, on construit une parabole”

Un entretien avec François Bon sur le site de Télérama

Publié le 12 septembre 2016 Mis à jour le 6 décembre 2016

Une femme, un arbre, une chute… Qu'il est bon de se rassurer avec des scénarios qui nous parlent. Même la préhistoire n'échappe plus au “storytelling”, nous explique François Bon, professeur à l'Université de Toulouse.


Lucy serait morte tombée d'un arbre : “Avec ce buzz préhistorique, on construit une parabole”
Un entretien avec François Bon sur le site Internet de Télérama


Découverte en Ethiopie en 1974, Lucy, notre ancêtre australopithèque ayant vécu il y a plus de trois millions d’années, serait morte en chutant d’un arbre. C’est ce que révèle une étude dirigée par l’anthropologue américain, John Kappelman, de l'université du Texas à Austin, parue le 29 août dans la revue britannique Nature et relayée par les médias du monde entier. Le préhistorien François Bon, professeur à l’université de Toulouse et auteur de Préhistoire. La Fabrique de l'homme (éd. Seuil), en décrypte les enjeux.

Que pensez-vous de cette découverte ?

Je suis amusé par l'intérêt qu'elle suscite. Quelques mois après l'apparition de l'oiseau de Twitter sur un silex découvert en Dordogne, se confirme cette tendance au buzz préhistorique ! Toucher à Lucy, incarnation très forte de notre rapport à l’origine de l’homme, c’est comme toucher à une relique sacrée. L'Ethiopie, qui est par ailleurs un pays très croyant, est extrêmement fière d'être reconnue comme le berceau de l'humanité et de posséder ce patrimoine mondial. Que Lucy soit tombée, qu’elle se soit cassé les jambes et qu’elle en soit morte, comme le démontre l'article paru dans Nature à partir de traces de fractures, c’est tout à fait plausible. Mais ce scénario en dit plus sur notre rapport fantasmatique à la préhistoire que sur le mode de vie de nos ancêtres hominidés, qui sont issus de singes arboricoles. Ce qui est ironique, c’est que le fossile de Lucy a, à l'époque, permis d’avoir une connaissance fine de l’anatomie des australopithèques et de valider notamment l’hypothèse de leur bipédie, donc de comprendre qu'ils ne vivaient pas uniquement dans les arbres. Or, aujourd’hui on y fait remonter Lucy…

Pour l'en faire chuter…

En effet, ce qui est anecdotique, compte tenu des découvertes survenues depuis 1974. Ce qui serait délirant, c’est que Lucy ne soit jamais montée dans les arbres ! Elle avait mille raisons d'y grimper : chercher des fruits, se protéger des prédateurs, etc. Rien ne prouve en plus qu’elle ne soit pas tombée d’un ravin ou d'une falaise. Une « femme », un arbre, une chute, c’est quand même un scénario très fort pour notre inconscient collectif ! On a du mal à penser l’évolution de l’homme, dans le temps très long de la préhistoire, autrement qu’en racontant des histoires. On construit une parabole autour de la mort de Lucy qui n’apporte rien de plus à la connaissance de ces humanités archaïques mais qui nourrit notre imaginaire et fabrique un mythe, un récit de fondation.
 

La science, aussi, serait donc gagnée par le storytelling ?

Sans doute. Elle veut exciter la curiosité des gens. En ce sens, cet article est un magnifique document historiographique. Une scène de mort reconstituée… Parler du « corps » de Lucy est de toute façon problématique, puisqu’on ne sait pas si ses ossements éparpillés, mais bien conservés car fossilisés, ont appartenu à un seul et même individu. Sur ce plan, le squelette quasi intègre de Little Foot découvert en 1994 en Afrique du Sud sur le site de Sterkfontein est beaucoup plus révélateur, mais n’a pas donné lieu à un tel retentissement.

Que préconisez-vous en tant que préhistorien ?

Je trouve plus intéressant de travailler sur les processus. En Afrique du sud, à la différence de l’Afrique de l'Est, on ne fouille pas les sites en plein air, mais des grottes où la conservation des ossements est bien meilleure. On a découvert que dans les faunes animales de l'époque, se trouvaient beaucoup d'australopithèques alors qu'on croit souvent qu'ils étaient très peu nombreux et avaient réussi à survivre de manière un peu miraculeuse et, petit à petit, à conquérir la terre.
 
Ces nouvelles données prouvent que les hominidés ont connu un très grand succès adaptatif qui se traduit par une forte démographie. Ce fort réservoir démographique explique donc qu’un rameau comme celui des hominidés, vers deux millions d'années, ait été capable de quitter l'Afrique pour conquérir une grande partie de l'Eurasie en quelques centaines de milliers d'années. Cela me semble beaucoup plus intéressant comme réflexion. A côté, savoir que Lucy est morte en chutant d’un arbre, c’est un peu comme raconter que George W. Bush a failli mourir en s'étranglant avec un bretzel !

Propos recueillis par Juliette Cerf

Lire l'article en ligne : http://www.telerama.fr/idees/lucy-serait-morte-tombee-d-un-arbre-avec-ce-buzz-prehistorique-on-construit-une-parabole,146820.php