BOISSINOT Philippe


Résumé du mémoire de l'habilitation à diriger des recherches de Philippe Boissinot, soutenue le 8 novembre 2013 à l'Université de Paris 1 - Panthéon-Sorbonne.

Pas une chose, pas un concept qui ait maintenant son archéologie. Dans le sillage des analyses de M. Foucault, ce terme a désormais supplanté celui de généalogie et concurrence sérieusement les approches plus classiquement historiennes. L’accent mis sur la discontinuité, pour dénoncer entre autres des continuités illusoires, ou encore sur la dissolution du sujet, lequel n’est pas aussi maître de ses déterminations qu’on a pu le croire, ne relèvent que d’usages métaphoriques qui ne nous renseignent guère sur la pratique archéologique. Et celle-ci, au même moment, voit miroiter un grand empire, celui des choses de toutes sortes et de toutes époques appréhendées dans leur matérialité, alors que les études sur la conscience et le langage semblent promises à un déclin relatif. Certains évoquent à ce propos un "material turn" qui étendrait plus loin encore la symétrie et le "care" qu’il faut accorder aux entités qui peuplent le monde, habituellement découpées entre humains et non-humains. L’archéologie serait donc une discipline dans le vent, apte à s’imprégner des propositions les plus en pointe de la philosophie ou des sciences sociales, et même des performances plastiques, bien loin de l’image poussiéreuse et méticuleuse d’antan.  Mais cette extension, plus particulièrement revendiquée au-delà de notre continent, ne se fait-elle pas au prix d’une certaine ambiguïté : sait-on mieux désormais ce qui fait qu’un objet est archéologique, et qu’un autre ne l’est pas ? Avons-nous de plus grandes certitudes sur les choses matérielles en pratiquant la seule archéologie, si étendue soit-elle ?

Le débat est en partie embrouillé en raison de la confusion entre trois perspectives, toutes utiles finalement pour savoir ce qu’est une discipline, telle l’archéologie. La première relève de l’épistémologie, et donc de la théorie de la connaissance appliquée à un domaine particulier ; c’est sur cette approche que nous mettrons ici plus particulièrement l’accent. Elle présente cependant le défaut majeur de se référer aux inférences d’un « archéologue parfait », qui disposerait de tout son temps et de tous les moyens possibles pour accomplir sa tâche, sans avoir à la mesurer en termes de coûts et profits cognitifs. Voilà pourquoi il sera utile de faire une incursion dans un des départements de la sociologie des sciences en admettant que l’on ne prouve pas un fait à soi tout seul, que des lieux, des instruments et des collectifs sont nécessaires à l’établissement de la connaissance. Et ceux-ci ne flottant pas dans un présent détaché, nous devrons recourir à l’historiographie enfin, qui nous dit que nos questions ne viennent pas de nulle part, et nous avertit que d’autres interrogations ne peuvent même pas encore être formulées. Si l’on ne prend pas la peine de distinguer ces trois perspectives, comme cela est généralement le cas dans les manuels et les essais sur l’archéologie, on risque de ne pas comprendre pourquoi deux chercheurs qui se définissent comme archéologues, mais relevant de spécialités différentes, ne prouvent pas la même chose, ou établissent des faits en recourant à des concepts forts divers. Mais cette utile distinction ne s’envisagera pas comme une franche coupure, des passerelles devant être ménagées entre elles pour une meilleure compréhension et définition de l’archéologie. 

En évitant tout excès prescriptif, nous nous cantonnerons à une description concrète du processus de connaissance tout au long des pratiques les plus usuelles, en accordant une place primordiale à la fouille (archéologique), un des aspects cependant les plus négligés des théories archéologiques. Nous devrons au préalable définir nos engagements ontologiques, nous entendre sur ce à quoi nous attribuons une existence dans les contextes appréhendés, aux différentes échelles envisagées ; sachant également que les entités reconnues peuvent avoir un lien de dépendance entre elles, comme, par exemple, un événement nécessite le support d’une substance pour advenir. Ce dernier cas le suggère, nous serons plutôt enclins à suivre une ontologie telle celle sur laquelle repose la physique dite naïve, ou encore les sciences cognitives, plutôt que d’emboiter le pas des conceptions monistes les plus sophistiquées (théorie quantique, relativité). Ni sceptique, ni relativiste, nous défendrons un réalisme scientifique qui affirme que les choses existent en dehors de nous et que le savoir finit par se cumuler. Ces choses seront d’ailleurs envisagées dans leur positivité, plutôt que de mettre un accent nostalgique sur un manque qu’elles peuvent également signifier (ruines).

Le concept d’agrégat tel qu’il est défini par la métaphysique, et dans bien des cas, il faut le reconnaître, pour le rejeter comme une entité impure, s’avère parfaitement convenir à la plupart des sites archéologiques. Ceux-ci se présentent en effet comme des ensembles d’éléments juxtaposés, et finalement structurés, réunis par une certaine cohésion, mais sans former une unité, et n’ayant été en totalité les objets d’aucun sujet, sinon à devoir être considérés comme des faux. Exhumer un objet d’un agrégat de ce type constitue la garantie d’une certaine authenticité, la preuve que cette chose existe d’une certaine manière. Il s’agit là d’une des différences majeures avec l’enquête policière où le trucage de la réalité est à l’origine du processus de connaissance. Par rapport aux représentations (textes, images) analysées par les historiens, qui peuvent éventuellement mentir, il y a également une différence majeure : il n’existe pas dans l’agrégat, comme dans la réalité (matérielle), de point de vue qui s’exprime. Voilà une nouvelle piste, plus apaisée, pour envisager les relations entre histoire et archéologie.

Nous proposons de définir l’archéologie comme l’opération de démontage de l’agrégat, un agrégat d’un type un peu particulier car devant contenir un artefact comme partie (et non comme constituant). Cette pratique s’effectue à l’échelle mésoscopique, celle-là même où sont prises les décisions de décapage et d’enlèvement par les archéologues, qui est également celle des agents dont nous étudions les traces. À l’échelle microscopique, très partiellement abordée, impossible à réaliser dans sa totalité, nous devons nécessairement passer par le confinement du laboratoire et de l’instrumentation. Les connaissances qui y sont acquises sont sous la dépendance épistémique de celles effectuées à l’échelle supérieure. Il en est ainsi des procédures de datation absolue fondées sur la radiométrie, contribuant à une qualification supplémentaire de  quelques-uns des objets rencontrés. À l’opposé, à l’échelle « macroscopique », c’est à un affaiblissement du régime de preuve auquel nous assistons, car beaucoup de vide, du « vide archéologique » il s’entend, demeure entre les agrégats. Nous essayons cependant de le combler en recourant à des conceptions écologiques, telle celle de « niche environnementale », abstraitement restituée, et non concrètement parcourue.

Le démontage de l’agrégat, avec lequel on fait corps, s’accompagne de deux questions principales : à partir de la première (« qu’est-ce qu’il y a ici ? »), laquelle relève d’une ontologie de la substance, nous embrayons vers une seconde (« que s’est-il passé ici ? »), où les aspects temporels (événements, processus) sont introduits. De l’une à l’autre, nous ne passons pas simplement de l’observation à l’interprétation, car cette dernière se manifeste déjà dans l’appréhension de cette portion de la réalité qu’est l’agrégat archéologique. Même si nous pouvons supposer que deux fouilleurs identiquement formés aux méthodes de la stratigraphie y verraient les mêmes grands découpages, il n’est pas certain que leur travail de « boucherie ontologique » serait pareillement qualifié, avec les mêmes mots, en d’autres termes, que leur interprétation serait la même. Nous opérons en fait un découplage ordonné entre des questions spatiales, et d’autres qui relèvent de la temporalité. On retrouve ce genre de distinction (espace/temps) à propos de la photographie, mais celle-ci véhicule un point de vue et nous assure d’une certaine coexistence des entités dans un cadre, ce qui n’est pas le cas en archéologie. Il s’en suit un certain nombre de conséquences épistémiques, notamment à propos des chaînes causales qui se trouvent effectivement dans tout récit, le matériau de base de l’écriture historique. En l’absence de mouvement et d’agent dans l’agrégat, nous nous retrouvons, en deuxième instance, dépourvus de certains critères d’identité (identification/ré-identification) qui seraient particulièrement utiles pour toute connaissance des pratiques humaines. Ainsi, sommes-nous amenés à penser qu’un bureau désordonné, avec ses piles de livres, n’est pas un agrégat pouvant faire l’objet d’une expertise archéologique : il y a potentiellement un agent susceptible de penser cet ensemble comme une totalité et d’agir à sa guise pour y retrouver un document. Ceci énoncé, nous trouvons là une des limites à l’application du concept d’archéologie à l’actuel.

Nous rappelons également que nos inférences à propos de constituants des agrégats archéologiques sont d’autant plus performantes que nous visons des pratiques rationnelles, avec des agents qui ont donc a priori agi de façon adéquate et appropriée, conformément aux objectifs qu’ils poursuivaient et à leur situation telle qu’ils la voyaient - évidemment, tous ces aspects doivent être restitués avec les quelques restes dont nous disposons. Ces pratiques se déclinent en termes dits « objectifs », particulièrement dans le domaine de la technologie, et d’autres qualifiés de « subjectifs », à propos des rites et de la religion plus particulièrement. L’archéologie n’est pas complètement démunie dans ces deux domaines, même si elle ne se réfère généralement que trop peu aux travaux théoriques sur la rationalité. Mis à part le problème délicat des « choix » et l’appréhension des « erreurs », une conceptualisation en termes de « chaîne opératoire » constitue un des accès possibles à l’objectivité. Pour les rites, elle ne peut s’attacher qu’aux contradictions de la rationalité pragmatique, ou encore, à des objets appartenant de droit à la sphère sacrée. Concernant les questions d’identité collective, telles qu’on les trouve parfois formulées en termes de « culture archéologique », elles ne peuvent ignorer les débats entre holisme et individualisme méthodologique, soit des conceptions basées sur la méréologie ou la théorie des ensembles.

Finalement, pour écrire l’histoire, nous disposons de trois types de documents qui peuvent provenir ou non d’agrégats archéologiques, être mis en relation les uns avec les autres : il y a des textes, des images et des « traces ». Les textes offrent, après traduction, la possibilité d’asserter, de véhiculer des conventions, de comprendre des récits, de certifier des persistances. Les images en revanche, en l’absence de légende, ne permettent pas d’asserter ; comme les textes, elles véhiculent un point de vue et accréditent certaines coexistences. Mais, textes et images, selon leurs orientations peuvent mentir ; ce n’est pas le cas avec les « traces » présentes dans les agrégats, car elles sont dépourvues de point de vue. La possession différenciée d’une ou de plusieurs de ces trois sources documentaires nous permet de définir trois grandes situations épistémiques : préhistoire, protohistoire et histoire - cet ordre peut être différent, et certaines situations s’inclurent dans d’autres. Pour la première, le sujet des prédications des agents que l’on peut restituer serait plutôt un « on » indéterminé : « on a fait ceci et cela ». Pour la seconde, on peut y ajouter des « ils » objectivés, et, avec la troisième, des « nous » subjectifs. Il va sans dire que des présentations en termes d’identité personnelle ou psychosociales, comme les sciences sociales les admettent désormais, peuvent être plus ou moins assurées suivent les cas. Ce classement vise notre approche épistémique, et ne se traduit pas forcément immédiatement en termes de sous-disciplines, de collectifs savants ; le moins que l’on puisse dire, c’est que pour la Protohistoire, la question est loin de faire consensus en France. Une étude historiographique menée à titre exploratoire nous conduit à proposer l’idée d’une identité collective souple. Mais nous sommes arrivés là en sociologie des sciences, et donc, aux marges du parcours préférentiellement abordé dans cet ouvrage.